plan fixe (+ texte)

Tout pourrait commencer par une question et un étonnement. Que nous est-il donné à voir dans cette photographie argentique que nous présente Arnaud Ghys ?

Un bord d’étang dans un sous-bois que l’on devine être un bois de taillis, puisque rien n’indique dans le reflet des troncs d’arbres sur la surface de l’eau, la présence hors champ d’une haute futaie. Une ceinture végétale borde l’étang : herbes, buissons et arbustes ; rien qui justifierait à première vue et à un regard peu attentif au monde, qu’on lui accorde assez d’intérêt pour en saisir spontanément une image. Le sujet, ainsi qu’il se présentait, une pièce d’eau calme, devait sembler trop commun – trop courant pour tout dire – que pour y avoir réfléchi avant.

Cependant, à y regarder de plus près, on se trouve surpris par la charge poétique qui résulte d’une telle prise de vue.

On le perçoit instantanément, rien dans cette image relève du « pittoresque », car il ne s’agit pas pour ce photographe de nous surprendre en s’attardant devant un arbre dit « extraordinaire », ou en partant à la chasse aux éléments chimériques, anthropomorphes ou monstrueux d’arbres tortueux, et tirant profit de chicots, volis et chablis que l’on croise aussi dans nos forêts tempérées, et dont il arrive que certains se servent avec complaisance pour nous offrir de l’étrangeté à bon compte. On ne repère pas plus, ici dans le cas présent, d’intention d’esthétique paysagère ou d’idéalisation de la nature « sauvage » ; il s’agit bien d’autre chose.

D’abord il y a comme un regard flottant, le nôtre, qui parcourt cette image où l’absence d’hiérarchie entre plans et de toute ouverture offrant une perspective, s’impose au premier coup d’œil. Mais au blanc du ciel qui se reflète, s’écaille et reproduit jusqu’à la réinventer la forme de feuilles denticulées sur la surface de l’eau, répondent les éclats de lumière sur des frondes de fougères et des limbes de feuilles. Les troncs d’arbres dont on ne perçoit jamais que leurs images assombries venues s’imprimer sur le plan horizontal de l’étang, ne peuvent s’accorder, sinon à donner du rythme, plus d’importance qu’à tout autre élément. A la frondaison des arbres, que seules nous signalent quelques touches oeuvrant à parsemer un nuancier de gris et de noir jusqu’à contrecarrer la limpidité de l’eau, correspond l’obscurité opaque des feuillus qu’aucun apport d’éclairage artificiel n’est venu éclaircir.

Arriverait le moment – et il arrive toujours – où notre regard se mettrait à scruter l’image de cet espace naturel à seule fin d’identifier les éléments, de leur attribuer le nom qui convient (c’est-à-dire d’user du langage malgré son inadéquation pour dire le réel) que la tâche ne suffirait pas, serait décevante, car il faudra comme toujours y aller voir d’un peu plus près, et, lui lâchant la bride, entraîner l’imaginaire beaucoup plus loin afin de disposer de quelques connaissances que nous dispensent les choses et leurs relations avant qu’elles ne se dérobent à nouveau.

Car c’est un climat persistant fait de mystères, d’illusions et de magie qui opère dans cette image argentique où plusieurs éléments rusent subtilement avec nos sens, nous piègent dès lors que nous nous risquons à rétablir la réalité du lieu. Tout se joue, se noue et interagit dans une sorte de fouillis inextricable mais qui n’en présente pas moins une unité cohérente, un champ de signes qui nous est donné non seulement à déchiffrer mais aussi dans lequel nous sommes invités à laisser courir notre imaginaire. La force d’abstraction du noir et blanc, les incertitudes que l’on ressent à vouloir dresser la frontière entre la berge et l’étang ou à différencier le miroitement du minéral de l’exubérance du végétal, ou encore à départager le relief du reflet, sont à la source d’une facilité inattendue de déplacement, de glissement, de fluidité offerte au mouvement du regard malgré l’apparente complexité – surtout celle linéaire de l’image dans l’image qu’est le reflet sur l’eau – qui structure cette photographie mais où une égale tension occupe toute l’image.

C’est de l’articulation toujours dense et tendue entre les éléments de l’image que va se manifester le prestige dès lors qu’on s’aperçoit qu’inscrite dans son format carré, l’image « tient » parfaitement dans tous les sens. Qu’on puisse de ce carré « faire le tour », le retourner à l’envi, c’est en arriver au constat que fait l’historien d’art : « voir autrement c’est voir autre chose ».
Quel que soit le côté qu’on choisisse pour base, ce sont d’autres vérités et une conscience plus profonde du lieu que nous livre cette lecture renouvelée de l’image. Multiplier les visions c’est ouvrir la boite non pas de Pandore mais à celle des analogies et correspondances, le tout dans une cohérence que rien ne vient démentir et toute aussi forte que celle – car certaines parties de l’image photographique donnent à y penser – que l’on peut trouver dans ces plaques de marbre chinoises qui, révélant des paysages par le jeu de cristallisations et d’alliances minérales de calcaire avec des couches sédimentaires argileuses infiltrées par des matières organiques ou d’oxydes de fer, sont appelées : pierres de rêve.

De l’Orient à l’Occident, il est un désir qui a traversé de nombreux esprits poétiques, quelquefois excentriques, se perpétuant à travers les traditions et le temps, on le repère toujours vivace aujourd’hui encore : celui de rentrer dans le rêve d’un autre.
Et c’est peut-être bien ce à quoi nous invite ici Arnaud Ghys avec ce qui pourrait bien être un songe mis en forme. Ainsi que les errances menées au petit bonheur nous y conduisent, il aurait trouvé au bord d’un étang, dans un sous-bois, par une approche qu’il entreprend en sympathie avec le monde, quelques signes de conformité entre le monde réel et son propre paysage intérieur. Et qu’un artiste nous offre l’opportunité d’y entrer dans son rêve, n’est pas du genre d’invitation qu’on puisse prendre à la légère.

Il est donné à chacun le soin de comprendre – car il en est ainsi du destin de tout écrit et de toute image – ce qu’une telle photographie présente comme attrait et potentiel à ceux qui entendent faire usage de l’expérience qu’ils ont de la matérialité tactile du concret, d’une connaissance puisée dans le souvenir de lectures et d’une propension sans fin pour la rêverie.

eddY Vannerom

mai 2015 (à partir d’une photographie argentique, format 30×30 cm réalisée par Arnaud Ghys)